L’idée de cet article est de présenter sous forme de tableau ce qui oriente vers le lien humain ou au contraire, en retourne la direction.
Les repères proposés pourront peut-être ouvrir des pistes pour transcender nos impasses et soutenir le déploiement de liens féconds, nourrissants, constructifs propres à faire face aux situations qui nous sont données à vivre tant individuellement que collectivement.
Lien humain : l’envers ou l’endroit
L’envers du lien humain est, au sens éthymologique du terme, sa perversion. Le mot perversion issu du verbe pervertir, du latin pervertere : per‑ et de vertere, « tourner », signifie littéralement détourner, mettre sens dessus dessous, faire mal tourner.
Le lien humain, par essence, a pour vocation de nous relier, de nous nourrir mutuellement, de nourrir notre espérance individuelle et collective, de nous inscrire dans une Humanité qui nous dépasse. Et des liens qui nous étouffent, nous ligotent, nous immobilisent, nous amènent dans une impasse.
Le tableau ci-après, non-exhaustif, tente de préciser le lien humain et ses formes multiples d’égarements. Il est proposé comme une carte et non un territoire ;).
PERVERSION-DU-LIEN-HUMAIN | LIEN HUMAIN |
Favorise la soumission de l’être humain. | Favorise l’édification de l’être humain, |
« Je suis » Absence de contact, insensibilité. Admiration ou mépris. | « Je suis avec » Contact, relation, sensibilité. Possibilité de rencontrer l’autre dans ces diverses polarités. |
Sujet-objet, Je-çà. Objetisation, manipulation de l’environnement. L’autre est mon objet, un moyen, un outil que j’utilise. | Sujet-sujet, Je-Tu. Rapport dialogal avec l’environnement, co-création. L’autre est un être de conscience avec des besoins, désirs, qualités différents des miens. |
Mode relationnel : victime bourreau sauveur. (voir dépendance ou indépendance (imaginaire). Présence d’irritants dans la/les relation(s) non questionnées. Pas de régulation interpersonnelle/ de groupe. | Mode relationnel : alter ego. Interdépendance Régulation interpersonnelle/ de groupe présentes, un espace d’accueil est ouvert pour drainer les irritants s’ils existent. |
Favorise la compétition, la dynamique gagnant/perdant, la guerre. Faible estime de soi. | Soutient la collaboration, la coopération, la dynamique gagnant/gagnant, la paix. |
Incestualité, inceste, abus, confusion. Mensonge (à soi, à l’autre), Corruptibilité/corruption, complaisance. | Respect de soi, de l’autre, de la situation. Intégrité. |
Absence de cadre, des limites ou transgression du cadre existant. Passages à l’acte, non-dits, implicite. | Frontières/limites/cadre définis et respectés. Régulations, communication non violente, explicite. |
Opacité. Secrets lourds qui pèsent sur l’arbre généalogique/le groupe/ la société et se transmettent de façon invisible par les empreintes qu’ils véhiculent. | Transparence, clarification, capacité à regarder ce qui s’est vécu, a été commis. |
Traumatismes actifs. Répétitions. Clivage. Dissociation. Figement. Pertes de conscience (corporelle, de soi, de l’environnement). Respiration réduite. Fixité. Insécurité intérieure/extérieure (cf théorie polyvagale) | Traumatismes dépassés. Guérison. Unification de l’être vivant, sensible. Conscience corporelle retrouvée. L’énergie recircule. Conscience (corporelle, de soi, de l’environnement). Le souffle est présent. Mouvement. Sécurité rétablie. |
Responsabilité de mes actes non assumée, que je fais porter à l’environnement. | Responsabilité de mes actes heureux et malheureux assumée. |
Culpabilité, honte d’exister (consciente ou non), honte de la couleur/du style qui sont les miens, que je camoufle. Culpabilité/honte individuelle et/ou collective. Difficulté à parler/penser des événements du passé individuel/collectif. Silence. Indicible. | Joie de vivre, d’être qui je suis, de porter ma couleur/mon style singuliers. Capacité à penser mon histoire, mes actes, à apprendre de mes expériences. Estime de soi restaurée. |
Climat d’envie, jalousie, méfiance, peur, angoisse, contrôle, haine de la curiosité, tyrannie, égotisme, orgueil, etc. Déséquilibre entre le donner et le recevoir, don de soi à l’excès (burn-out), ou avidité, cupidité. Joie malsaine face aux difficultés que rencontre l’autre. Haine de l’amour/ amour de la haine. | Climat teinté d’affection, de curiosité, d’humour, de mouvement, de spontanéité, de confiance, d’humilité,etc. Inspir et expir : équilibre entre le donner et recevoir, offrande à soi et au monde. Joie véritable pour le bon qui arrive à l’autre. Haine de la haine, amour de l’amour. |
Enracinement dans la tête (pensée délirante, paranoïa), peu de conscience corporelle. Pensée simplificatrice et généralisante, dualiste. | Enracinement dans le cœur, dans la conscience du corps. Intégration de la complexité de la réalité. |
Je suis le monde à moi seul, je suis Un, je suis éternel (refus du vieillissement, chirurgie esthétique par exemple). Toute-puissance. | Je ne suis jamais seul : le Temps est toujours à mes cotés, il me pétrit, me transforme, modifie mon corps. Nous sommes deux, par essence. Il me limite. |
Psychopathologie enracinées dans divers terrains proches les uns des autres : paranoïa, perversion, l’incestuel, inceste, pédophilie, meurtriel. Psychopathologie collective : totalitarisme. | Enracinement dans des valeurs universelles de bonté, de justesse, de beauté, de vérité de l’être. Humilité face à ce qui nous transcende : temps, permanence du changement, constantes régissant la vie sur terre, le mystère de la Vie. |
Séparation difficile ou impossible (entre-soi, emprise). Ou alors, elle a lieu sous un des modes : dissolution floue, implicite non-dite, ou passage à l’acte, (rupture) laissant des empreintes émotionnelles actives (colère, haine, rancœur, tristesse,etc). Deuils incomplets. « Si tu me quittes, tu meurs ( ou je meurs) » | Séparation vécue, régulée, assimilée, acceptée, en conscience, dans le respect de soi et de l’environnement. Deuils transmutés en une phase de croissance. « Quitte moi et vis, je continuerai de vivre.» |
Lissage les différences. Fusion/confusion. Éteint la créativité : projection du passé sur l’avenir. Singularité bafouée. | Soutien de la différenciation (cf 1, 2, 3), de l’apparaître au monde, de l’accomplissement de l’Être, la créativité. La singularité est reconnue : chacun porte un ADN qui n’a jamais existé depuis la nuit des temps et qui n’existera plus après (vertigineux). |
Totalitarisme. Le monde est monocolore. Éthique de la justice. Le pouvoir sert des intérêts personnels/privés, la dimension de l’autorité (sens étymologique: transmission du savoir des Anciens) est ignorée. Mensonge. Opacité. Soutient la guerre, la violence. Cultive la peur, la terreur, l’enténèbrement. Vie et mort bafouées (exemple : rituel funéraire réduit, voire absent). | Intelligence collective à l’image de l’intelligence du corps où l’ensemble des cellules agissent de concert dans la santé du corps dans son entièreté. Le monde est une mosaïque de couleurs. Respect de l’autorité au sens des transmissions. Transparence. Clarification. Soutient la paix, l’amour, le jeu, l’humour, la spontanéité, la liberté, la joie, le lumineux, l’émerveillement. Vie et mort honorées. |
Éthique de la justice | Éthique du care (voir article) |
Manipulation la réalité pour la faire correspondre à mes convictions (idéologie), à mes attentes, à mes propres désirs. Si je n’y parviens pas, je peux me sentir trahi. « Je sais. » | Je me laisse pétrir par la réalité, je l’accueille, m’ajuste à elle, ce qui m’amène à requestionner mes convictions, certitudes (exigeant). « Je ne sais pas. » |
Accélération. Rapport au temps distordu : Limites floues, confusions des espaces, confusion des places (parentification, parent effacé, etc) | Ralentissement. Respect du temps et des limites qu’il organise (temps générationnel), espaces délimités, respect des places. |
Autoengendrement. Après moi le déluge. | En conscience du passé, présent, futur. Dynamique de transmission, de gratitude pour ce qui a été transmis et de respect du prochain. |
Extrémités de la vie maltraitées (jeunesse, vieillesse), vues comme coûteuses, inutiles ou source de profit. | Attention et respect portés aux extrémités de la vie, au sacré de toute vie, quelque soit la temporalité. |
Limite entre vie et mort floue (constitutif d’incestualité) : absence de rituels funéraires, ou urne funéraire dans un lieu de vie, ou rappel permanent de la mémoire d’un défunt dans le monde des vivants, etc. | Limite marquée entre le monde des défunts et le monde des vivants. Rituels funéraires où les vivants se réunissent autour du défunt, de sa famille, honore sa mémoire et placent ainsi le défunt dans le monde des Ancêtres. Le monde des morts et celui des vivants se rencontrent chaque année, où l’occasion est donnée aux vivants de se rappeler à ceux qui sont passés (fête des morts présente dans de nombreuses civilisations). |
Exploitation de la Nature, du vivant, des ressources naturelles : mode terreux. La non conscience ou inconscience de la dimension sacrée de la vie me/nous conduit à la détruire. | Respect de la Nature, dont je suis une partie et non le maître : mode Terriens. La perception de la dimension sacrée de la vie m’empêche (nous empêche) de la détruire. |
Idolâtrie : le dieu argent est vénéré : faire du profit devient le prisme d’organisation des comportements, le monde/ le vivant est objetisé ce qui conduit à le détruire. Par exemple : emprise sur l’eau, les semences, la terre qui deviennent propriété d’une minorité dominante. La vie met en péril la planète, arrêtons de faire des enfants | La terre, la végétation, l’eau, l’ensemble du Cosmos nous est donné et transmis. Nous en prenons soin et l’entretenons, comme l’ont fait des générations avant nous, et comme le feront des générations après nous. L’exploitation objectale du vivant abîme la planète, continuons de faire des enfants ! |
Chemins de mort, mortifères | Chemins de vie, vivifiants |
Je ne dois rien à personne. Spiritualité absente. Vision matérialiste. L’invisible n’existe pas puisque je ne le vois pas. Je ne crois qu’à mon idéologie déguisée en pseudo-science. La matière me nourrit. | Gratitude envers la vie qui m’est donnée. Contemplation du divin dans les êtres et dans les choses. L’esprit est dans la matière. L’énergie infusée dans la matière me nourrit. L’Invisible est perçu à travers le visible, tout comme nous percevons le soleil à travers la lumière, le créateur à travers l’œuvre. |
De la pesanteur à la grâce
« Pouvoir faire impunément du mal à autrui – par exemple passer sa colère sur un inférieur et qu’il soit forcé de se taire – c’est s’épargner une dépense d’énergie, dépense que l’autre doit assumer. De même pour un désir quelconque. […] Pardonner. On ne peut pas. Quand quelqu’un nous a fait du mal, il se crée en nous des réactions. Le désir de la vengeance est un désir d’équilibre essentiel. Chercher l’équilibre sur un autre plan. Il faut aller par soi-même jusqu’à cette limite. Là, on touche le vide. (Aide-toi, le ciel t’aidera…) » Simone Weil
Conclusion
La conscience de faire partie d’une histoire commune mobilise notre responsabilité, notre sensibilité et notre engagement dans un souci de maintenir le contact avec autrui dans des situations où besoins, représentations, désirs divergent.
Maintenir une position dialogale dans des situations fortement émotionnelles nécessite un recul certain et une volonté farouche d’écouter l’autre, de maintenir le lien, de faire confiance à l’imprévisible inattendu qui peut surgir, à la créativité de la rencontre.
Ces comportements s’inscrivent dans une vision de l’être humain vulnérable et interdépendant, condition de tout un chacun. Plus largement, l’être humain ne peut ignorer sa relation immuable à son environnement au sens large.
Dans l’histoire connue, 99 % de l’humanité s’est organisée autour de l’expérience spirituelle. Dans une société qui donne une place centrale à l’argent et au profit, le déni de la spiritualité, doit nous interroger.
Le chemin de sortie des épines de la perversion-du-lien-humain nécessite de mieux reconnaître nos impasses pour retrouver le chemin du sacré.
Pour aller plus loin
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Parmi les ouvrages consultés
Dialogues avec l’ange. Aubier, 1990.
Des fleuves d’eau vive. Éditions Hélios, 1999.
BILHERAN Ariane, Psychopathologie de la paranoïa, Dunod, 2019 et Psychopathologie de l’autorité, Dunod, 2020.
BILHERAN Ariane, Psychopathologie du totalitarisme, Guy Trédaniel Éditions, 2023.
CHARBONNIER Sébastien, Aimer s’apprend aussi. Méditations spinoziennes, Vrin, 2019.
DEPRAZ Nathalie, Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la Philocalie des Pères du désert et des Pères de l’Église, Bibliothèque philosophique de Louvain, Bruxelles, 2008.
DUSSY Dorothée, Anthropologie de l’inceste – le berceau des dominations, Pocket, 2021.
FROMM Erich, L’art d’aimer, Belfond, 2015.
LOWENTHAL Léo, L’atomisation de l’homme par la terreur, Éditions Allia, 2022.
PACOT Simone, L’évangélisation des profondeurs, Cerf, 1999.
RACAMIER Paul Claude, L’inceste et l’incestuel, Les Éditions du Collège, 1995.
YONTEF Gary, Relation et sens de soi dans la formation en gestalt-thérapie, Cahier de gestalt-thérapie, 2000, vol 7, p 143-170.
WEIL Simone, De la pesanteur à la grâce, Editions Plon, 2019.
Interviews et podcasts divers :
DAUTAIS Philippe,
LELOUP Jean-Yves.
Image mise en avant : soleil graphique de maternelle-bambou.fr
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