Comment décide-t-on de ce qui est bien ou mal ?

L’éthique, les éthiques

Décider de ce qui est bien ou mal est le propre de la morale, de l’éthique. Nos expériences de vie montrent que pris dans un dilemme moral, nous ne faisons pas tous le même choix. Cet article aborde deux approches différentes de l’éthique. Dans les débuts des recherches sur le développement moral, l’éthique est décrite comme s’appuyant sur des droits et des règles. Ce modèle a été longtemps dominant, même encore aujourd’hui. L’émergence d’une voix différente ancrée dans l’expérience de la vulnérabilité et l’interdépendance des rapports humains (éthique du care) prend manifestement beaucoup de temps. Dans ce que nous traversons collectivement et individuellement, une prise en compte de ces deux approches parait indispensable.

Le modèle de Kohlberg

A la fin des années 1950, Lawrence Kohlberg montre que le raisonnement moral évolue par des étapes séquentielles au cours du développement. Au départ, les modes de raisonnement de l’enfant vont d’abord se centrer sur ce qui est concret, directement perceptible. En grandissant, le raisonnement pourra s’élargir vers des éléments plus abstraits, plus généraux. L’individu va passer de l’égocentrisme à la prise en compte progressive des besoins de l’environnement. Cet environnent va d’abord se percevoir à travers son entourage proche. Plus tard, cette perception va s’étendre à des personnes qu’il ne connait pas, et enfin englober une vision sociétale.

Pour explorer l’attitude éthique, Kohlberg questionne des jeunes enfants (garçons et filles) sur des situations fictives de dilemme moral. Cette méthode induit néanmoins un biais car ce qui peut se vivre en réel est souvent différent. Parmi les dilemmes proposés, figure celui de Heinz.

Le dilemme moral (fictif) de Heinz

« Heinz est un homme dont la femme est en train de mourir d’un cancer. Il existe un traitement qui pourrait la sauver. Malheureusement, Heinz n’a pas les moyens de l’acheter. En effet, ce traitement est très coûteux d’autant que le pharmacien fabricant le vend dix fois plus cher que son coût de production. Heinz va voir ses proches pour leur emprunter de l’argent mais il ne parvient qu’à réunir la moitié de la somme. Il décide donc d’aller voir le pharmacien pour lui demander de sauver sa femme. Le pharmacien reste inflexible et refuse de lui vendre la médicament pour la moitié du prix. Que pensez vous qu’il est juste de faire pour Heinz ? Doit-il voler le médicament pour sauver sa femme ? « 
A partir de ses travaux, Kohlberg va décrire trois grandes étapes dans le développement moral de l’individu.

Les trois principales étapes du modèle de Kohlberg

La morale préconventionnelle

Cette étape est caractéristique du jeune enfant. Ce dernier reste centré sur son intérêt personnel et ne perçoit les règles extérieures qu’à travers les punitions et les récompenses. L’enfant délègue toute responsabilité morale à une autorité qui a le pouvoir de le sanctionner ou de le récompenser.
Dans cette première étape une réponse possible au dilemme de Heinz serait : Heinz ne doit pas voler sinon, il ira en prison. C’est à dire qu’il y a une punition qui existe donc on n’a pas le droit de le faire.

La morale conventionnelle

Cette étape est typique de l’adolescent et de la plupart des adultes. L’individu prend conscience des intérêts d’autres personnes et de ce que des conventions sociales considèrent comme bon. Il se soucie de l’approbation du groupe restreint auquel elle appartient. De plus elle intègre les normes sociales même en l’absence de sanction. Le bien consiste ici à respecter les règles, notamment la loi, et le mal à les enfreindre.
Dans cette deuxième étape, une réponse au dilemme pourrait être : Heinz ne doit pas voler, parce que c’est interdit par la loi. Il y a donc une référence à la loi. Aussi, dans un autre cadre légal où la loi prévoirait que voler est possible en cas d’absolue nécessité, la réponse au dilemme serait : Heinz peut voler puisqu’il est en situation d’absolue nécessité.

La morale post-conventionnelle

Cette étape ne correspondrait qu’à une minorité d’adultes. L’individu considère à ce stade que la loi doit généralement être respectée. Mais, il est capable de remettre en cause son bienfondé si celle-ci est contraire à des valeurs morales considérées comme universelles. Dans ce cas, la personne considère comme moral d’enfreindre la loi.
Pour reprendre le dilemme, l’individu trouverait moral de voler le médicament, car il trouverait injuste, immoral, que ce médicament, qui peut sauver des vies, soit à un prix aussi exorbitant.
Un individu caractérisé par une morale post conventionnelle considérera que le respect des droits humains, le respect de la dignité des personnes, de l’accès aux soins, de la possibilité d’un mourant de voir ses proches,etc, prime largement sur le respect d’une loi qui l’interdirait. La notion de désobéissance civile s’insère dans cette morale post conventionnelle.

Une éthique logique dépourvue de dimension relationnelle

Le développement moral de Kohlberg fait référence à la compréhension et la mise en œuvre des droits et des règles : il s’agit d’une éthique de la justice. La pensée se présente comme universelle, logique et censée. Le raisonnement apparaît rationnel tout en se basant sur des concepts abstraits. Le dilemme de Heinz montre qu’à un moment donné, les liens humains ne peuvent être limités à des échanges marchands. Ou alors, le soin dérive vers un capitalisme destructeur qui nie notre humanité.

Plus tard, Caroll Gilligan (1982) montre que la dimension relationnelle humaine et l’attention à autrui affectent également nos choix éthiques. Il s’agit d’ une éthique du « care » (prendre soin). En réalité, cette dimension était déjà observable dans les réponses d’Amy, une petite fille qui avait été incluse dans les expérimentations de Kohlberg. L’expérimentateur ne l’avait pas repérée, probablement parce que la question du dilemme appelle implicitement une réponse simplificatrice de type oui/non. De plus, les genres masculin/féminin sont respectivement plus enclins à une éthique de la justice/du care, sans en faire une règle absolue !
Enfin, Gilligan montre aussi comment les modèles éthiques justice/care s’enracinent dans une vision du monde très différente, et comment ils nous impactent tant personnellement que d’un point de vue sociétal.

L’éthique du « care »

Avec l’éthique du care, la prise en compte de la nature des rapports humains et de la responsabilité de chacun sont au centre du développement moral.
Intégrer l’autre comme protagoniste d’une histoire commune amène chez l’individu une conduite morale qui mobilise le sens de la responsabilité, de la sensibilité (empathie) et de l’implication. Le care est une affaire concrète, une pratique, collant aux particularités des situations et des personnes, aux détails ordinaires de la vie humaine.
Le souci de maintenir la relation avec autrui lorsque désirs et intérêts divergent, le rôle accordé aux sentiments et émotions dans la compréhension des situations, interviennent dans le choix de l’attitude adoptée. Ces comportements adossés à des pratiques, à des collectifs ou à des institutions s’inscrivent dans une vision de l’être humain vulnérable et interdépendant, condition de tout un chacun. Plus largement l’être humain ne peut ignorer sa relation immuable à son environnement au sens large.

Un relationnel intriqué dans l’environnement

Par exemple, cet écran sur lequel figure cet article est le fruit : d’humains qui ont inventé cette technologie, d’autres qui ont extrait les matériaux nécessaires, d’autres qui ont mis en œuvre sa construction, d’autres qui ont transporté cet écran, etc. Tous ces humains ont eu besoin pour tout cela de se nourrir de ce que d’autres, encore, avaient pu semer, cultiver, récolter, élever, dans un lien étroit avec la nature et les éléments… Et il a fallu une interaction avec de l’autre pour que des compétences/arts/ pratiques soient transmises à chacun pour son action. Ce relationnel est constitutif, naturel, originel. Et ici et maintenant, vivre cet instant n’est possible que par le mouvement d’inspir/expir qui s’échange avec l’air environnant…
Pourtant, ce maillage étroit de nos vies avec l’environnement, tant sur un plan horizontal (où l’on interagit) que vertical (d’où l’on vient) est trop souvent ignoré, minimisé voire méprisé.

Pour revenir au dilemme de Heinz…

Heinz doit-il voler le médicament pour sauver sa femme ? Il s’agit de sortir du dilemme posé qui appelle une réponse binaire logique (oui/non). Dans la perspective du care, les personnages du dilemme ne sont plus considérés comme des adversaires qui s’opposent dans un litige de droits, mais comme des gens qui font partie d’un réseau de rapports humains. Chacun dépend pour sa survie de la continuité de ce réseau. La réponse serait donc que Heinz doit faire comprendre au pharmacien la gravité de la situation. Le sens de l’activité du pharmacien est de pouvoir fournir des traitements aux malades. C’est aussi la responsabilité qu’il a choisi d’occuper dans le groupe social en faisant le choix de cette activité. En intégrant cette dimension, les deux hommes rechercheront ensemble une solution qui puisse permettre de résoudre la situation.

Pour conclure,

Voir les êtres dans le monde comme séparés et simplement juxtaposés, ou les voir vulnérables et en interdépendance, amène à se vivre, et à se comporter différemment avec autrui. L’éthique du care, rappelle qu’un projet de société ne saurait prendre en compte que celles et ceux qui rêvent de performance individuelle, d’argent et de pouvoir. Il doit également intégrer le désir d’autres approches de la vie ensemble : dépasser le schéma gagnant(s)/perdant(s) des relations de pouvoir et rapports de force, pour aller vers des relations authentiques et respectueuses de chacun.

Pour aller plus loin

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Sources

  1. Sapiens sur un caillou. Le développement moral de Kohlberg (vidéo)
  2. Carol Gilligan. Une voix différente. Flammarion, 2008 (édition originale en 1982 sous le titre  » In a Different Voice » , Harvard University Press)
  3. Emmanuel Petit. Ethique du care et comportement pro-environnemental, Revue d’économie politique, vol. 124, no. 2, 2014, pp. 243-267.
  4. Fabienne Brugère. L’éthique du « care ». Presses Universitaires de France, 2021.
  5. Cynthia Fleury. Le soin est un humanisme. Gallimard. 2019.

Illustration mise en avant : Le massacre des Innocents – Œuvre de Peter Bruegel


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