Repérer l’incestuel

L’incestuel n’est ni l’inceste, ni la pensée ou le fantasme d’inceste. C’est un « climat » de confusion où l’inceste n’est pas accompli génitalement, mais au travers d’équivalents d’apparence banale. Peu repérable, il engendre une souffrance psychique considérable particulièrement délétère et dévastatrice tant sur un plan individuel que collectif. Ce climat aux effluves inimitables induit un malaise subtil et singulier, ne se décelant que dans les détails.
C’est Paul-Claude Racamier qui développe cette notion dans les années 1980 permettant de nommer quelque chose qui ne l’était pas jusque là. Cela a toute son importance car nommer, définir, permet d’éclairer ce qui, sans l’être, passerait plus facilement inaperçu.

L’incestuel émane du déni de deux tabous fondamentaux : l’interdit de l’inceste et l’interdit d’indifférenciation des êtres. Il est le climat premier de confusion des espaces et des places, terreau de l’inceste.

L’incestuel : déni de deux tabous fondamentaux

Se souvenir que le mot « tabou » provient du polynésien tapu (ou tabu) faisant référence à un interdit lié au sacré. L’interdit intériorisé chez l’individu, doué d’une résonance universelle est sans doute inscrit dans l’héritage ancestral. Il s’impose à tous et à chacun.

L’interdit de l’inceste

L’interdit de l’inceste est un interdit fondamental et invariant qui fonde et structure l’individu, l’organisation familiale et sociale. Il définit notamment l’ordre des places et des générations : tu es mon fils, ma fille, mon père, ma mère, mon oncle, mon grand-père, etc. Sans respect de cet ordre, il y a confusion des places.

Par ailleurs, cet interdit joue un rôle central dans le développement de l’enfant au moment de l’œdipe. Il permet à l’enfant d’intégrer la frustration et de différer la satisfaction en rêvant à un ailleurs plus tard. Le développement de son imaginaire lui permet d’intégrer à la fois la réalité et le manque. Concrètement, il ne pourra être en couple avec son parent (c’est une réalité). Et il devra désinvestir ce mouvement (intégrer le manque) pour l’orienter vers le monde. Ainsi l’enfant apprend progressivement à sortir de l’immédiat, à intégrer les interdits, à réguler ses émotions et à canaliser ses pulsions.
De la même façon, le parent doit aussi avoir intégré qu’il ne fera pas couple avec son enfant. Et il doit aussi intégrer la perte et le manque de son enfant pour le soutenir dans son mouvement d’aller vers le monde.
C’est ainsi que l’interdit de l’inceste donne souffle et sens à la vie, mais implique de consentir à une perte, de sortir du « tout » et de l’entre-soi.

L’interdit de l’indifférenciation des êtres

Ce tabou est celui qui empêche la confusion entre les êtres, les genres, et les générations. En effet, c’est bien en devenant qui elle est, en allant vers ce qui l’appelle, que la personne se différencie, apparaît au monde. Ainsi se différencier (voir les articles 1, 2 et 3 sur ce thème) est un processus indispensable, transcendant. Il amène la personne à développer son propre espace physique et psychique, singulier et distinct. Se différencier amène la personne à exister, à rayonner au monde.
S’il est évident que « je ne suis pas toi, tu n’es pas moi, il y a ce que tu penses, ce que je pense », ce n’est pas si simple… Ne nous arrive-t-il pas tous de penser ou de parler pour l’autre (en « on », savoir ce qu’il devrait faire etc.) ?
Par exemple, quand un parent traduit répétitivement les éprouvés de l’enfant de manière discordante (comme « tu es las » quand il a faim), celui-ci peut se couper de ses propres éprouvés pour y correspondre. L’enfant se suradapte. Même si tout peut sembler lisse ou pétri d’amour, la tendresse fait défaut et l’enfant, même comblé en apparence, existe surtout comme prolongement narcissique du parent. L’abus narcissique passe souvent inaperçu d’autant plus qu’il n’y a pas d’abus génital identifiable.
Dans l’incestuel, le penser pour l’autre est la règle : on ne sait parfois plus qui est qui, qui dit, pense, éprouve, fait ou fait faire quoi à qui.

Le climat incestuel : indifférenciation, déni, confusion

Ainsi, le climat incestuel est un climat d’indifférenciation, de déni, de confusion, qui se déploie dans de nombreux registres. Aussi les exemples nombreux ne sont pas à considérer isolément. Il s’agit plutôt de considérer la répétition des confusions, la déconnexion de la pensée et la dynamique sous-jacente. Tout cela peut prendre une allure banale, minimisant des situations qui devraient nous interpeller.

La confusion des places et des générations

L’indifférenciation peut concerner tout membre de la famille (dont les grands-parents), avec des dénis générationnels, des loyautés et des effets confusionnants : qui est la mère ? qui porte quel rôle ? quid du couple originaire si le conjoint est dénigré au bénéfice d’un des grands-parents idéalisés, etc. ?
Le déni des générations est à la fois une confusion des êtres, du temps, des places et des rôles.

La confusion du temps

Le temps générationnel introduit au passé-présent-futur en distinguant ceux qui précèdent de ceux qui suivent. L’élimination de la temporalité et de la séparation dans le corps familial indifférencié introduit un présent perpétuel.
Le présent perpétuel, c’est le temps de l’immédiat, de l’impulsivité et du remplissage addictif. Ce peut
être aussi une difficulté à se repérer ou à s’organiser dans l’espace et le temps (structurer son temps, planifier, anticiper) ou un temps débordé par la tentative continuelle et angoissée de s’adapter aux exigences extérieures changeantes. Le temps peut même parfois rester sous le contrôle du parent jusqu’à l’âge adulte : « où es-tu, envoie un message quand tu arrives ».

La confusion des espaces physiques

L’indifférenciation, le déni et la fragilité des frontières individuelles génèrent une « mise en commun » banale, impensée et plus ou moins généralisée des corps, territoires, biens et objets. L’idée d’un espace personnel intime n’existe pas au point que l’intrusion ne sera pas nécessairement vécue comme telle, même si elle produit un vague malaise.

La confusion des espaces psychiques

Des petites phrases minimisant des situations devraient nous interpeller.  » C’est normal, çà se fait, c’est à la mode, je disais çà comme çà, c’est pour rire, tu compliques, çà ne nous regarde pas, c’est pour ton bien, tu n’as pas d’humour… » Mais en fait, qui pense quoi, dit quoi ou fait quoi à qui et pourquoi ? Qu’est-ce qui n’est pas dit, qu’est-ce qui est effacé ? Ces mots apparemment anodins et répétés ne peuvent-ils pas embrouiller, saper, détruire ? A défaut de mots, l’agir est le mode privilégié de communication de l’incestuel : faire, faire faire, faire croire et faire ne pas penser.
De même avoir un jardin secret, ne pas tout dire est honteux et, parfois, l’objet de confessions obligatoires et humiliantes.

Le secret

Il est des secrets qui mettent en joie, relient, donnent à penser, à imaginer, à rêver, qui aident à vivre. Il en est d’autres qui empêchent de rêver, s’imposent obscurément, enferrent, obturent, touchent à la non-vie, voire même à la mort. Ce sont ces seconds types de secret qui occupent une place particulière dans les familles incestuelles. Ils sont paradoxaux et intouchables. Quelque chose s’est passé aux générations précédentes, mais on n’en dit rien, on n’en sait rien (ou quasi rien). Ils peuvent concerner, par exemple, les origines, la filiation, l’adultère, un crime, un inceste, un deuil, une double vie, etc. Les maillons manquants de l’histoire familiale empêchent alors de tenir le fil générationnel. Mais ils cimentent les membres ensemble dans un secret partagé et au contenu parfois confus.

Pour conclure

À défaut d’interdits fondateurs et de limites, le climat incestuel – terreau de l’inceste – surgit sans que rien ne paraisse transgressé aux yeux des protagonistes. Aussi, l’abus intrafamilial et la violence ordinaire restent souvent dans l’ombre. Pourtant, pouvoir les repérer et s’en dégager est un enjeu majeur tant pour l’individu en devenir que pour les groupes et la société.

Pour aller plus loin

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Sources

Paul-Claude Racamier. L’inceste et l’incestuel. Dunod, 2021. Une première édition est parue en 1995 aux Éditions du Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale.
Dominique Klopfert. Penser l’incestuel, la confusion des places. Yakapa.be, 2022. disponible ici

Illustration mise en avant : Œuvre d’Iman Maleki


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